Chapitre 5 – Sur les routes d’Albanie : de Kotor à Ioannina
Chapitre 5 – Sur les routes d’Albanie : de Kotor à Ioannina

Chapitre 5 – Sur les routes d’Albanie : de Kotor à Ioannina

On avait pris un peu de retard dans la publication d’articles sur ce blog, et on commence à le rattraper. L’article sur la Grèce arrivera dans une semaine environ. En attendant, voici notre récit de la traversée de l’Albanie.

Sur la côte du Monténégro

Après une courte halte à Kotor, au milieu des touristes allemands, on reprend la route côtière vers le Sud, et l’Albanie. C’est une route très fréquentée, et les conducteurs du Monténegro sont incapables de patienter quelques secondes derrière nous : peu importe que la voie soit libre ou qu’un camion arrive à toute allure en face de nous, le dépassement est immédiat. Quelques chauffards intrépides nous occasionnent de belles frayeurs, heureusement sans conséquence, en particulier dans un tunnel où on se fait dépasser par un semi-remorque alors qu’un bus arrive en face, et que le bord de la chaussée est garni de nids-de-poules. Encore une fois, les camping-cars allemands et néerlandais se font agréablement remarquer par les 3 mètres généreux qu’ils nous laissent en nous dépassant. Des vendeurs d’agrumes sont installés sur le bord de la chaussée : assis derrière une montagne d’oranges, ils étalent devant leurs camionnettes d’alléchantes rangées multicolores. Bien que la route soit relativement plate, on ressort complètement usés par le trafic des quelques kilomètres que nous parcourons et le bivouac est une réelle délivrance : on plante la tente sur une plage à proximité de Budva. On repense alors à l’histoire de  La famille Souris à la plage  que Luc lisait étant petit. Lors d’une sieste, Papa Souris s’assoupit sur un rocher, et est coincé par la marée montante, avant de devoir être secouru par un radeau : une sacrée aventure ! Pour éviter un tel drame, on s’installe bien en hauteur. Mais, comme des bleus, on ne fait pas attention aux prévisions de vent. La tente, mal orientée, prend le vent de côté et se contorsionne toute la nuit durant, au rythme des nombreuses bourrasques. En fin de nuit, la météo se calme et on réussit à dormir un peu mieux. On se réveille au milieu des employés municipaux qui ramassent les déchets sur la plage, en remplissant un sac poubelle entier tous les 10 mètres.

Après avoir repris la route côtière infernale, à laquelle les alternatives sont inexistantes. On s’arrête à Bar pour faire quelques courses. Sur le parking du supermarché, un homme insiste pour nous offrir à boire. Il part chercher quelques dépliants promotionnels qu’il étale sur les escaliers pour nous constituer un siège et on passe un moment avec lui, en observant le club local de skateboard qui s’entraîne. La conversation n’est pas évidente, mais on réussit tout de même à échanger un peu : lui en serbe, Luc en russe. De ce qu’on comprend, il est sacristain dans l’église d’à côté et a un frère en Italie qu’il va souvent voir en prenant le ferry de Bar à Bari (ce qui nous amuse beaucoup). Il nous demande, sous la forme d’un QCM, si on est catholiques, musulmans ou orthodoxes, sans aucune alternative possible : la tripartition locale semble bien intégrée.

On quitte le bas de la ville, majoritairement orthodoxe pour s’élever sur les hauteurs de Bar, dans une zone à majorité musulmane. Les agrumes y sont omniprésents, chaque jardin particulier possède son oranger ou son mandarinier, ainsi que des grenadiers, des plaqueminiers et des vignes. Une véritable corne d’abondance en cette fin d’automne. Des oliviers aux troncs noueux sont cultivés en terrasse. Alors qu’on crève à côté d’une parcelle où une famille est en pleine récolte d’olives, on nous offre des grenades juteuses le temps de changer la chambre à air et on discute des performances de l’équipe de France au Qatar.

Arrivée en Albanie

On traverse la frontière avec l’Albanie en fin de journée, en étant ravis de doubler les longues files de voitures qui attendent de passer la douane. Il nous reste alors une quinzaine de kilomètres à parcourir pour rejoindre Shköder, où nous attendent nos hôtes Warmshowers. On les parcourt à la nuit tombante, sur une route où les vélos sont légions. Souvent de bric et de broc, ils n’ont jamais de lumières, si bien que l’on passe pour de véritables sapins de Noël avec nos phares puissants et nos multiples réflecteurs. On entre à Shköder par l’ouest, au milieu d’un petit bidonville. On s’y attendait un peu, mais le contraste avec le Monténégro est tout de même assez choquant. Depuis la rue, on aperçoit l’intérieur plus que sommaire des baraquements dans lesquels vivent les familles : quelques matelas, une table et des chaises et parfois la télé dans un coin, rarement beaucoup plus. Les chiens errent de poubelles en poubelles, et reniflent nos sacoches qui, au vu du parfum de chaussettes sales qu’elles dégagent, ne les intéressent pas longtemps. On arrive finalement chez Chuck et Susan, qui nous attendent pour le souper. La générosité de ces retraités américains est vraiment époustouflante. Passionnés de voyages à vélo, ils se sont installés en Albanie pour pouvoir être en Europe et faire les allers-retours entre l’intérieur et l’extérieur de l’espace Schengen tous les 3 mois, car ils ne peuvent pas obtenir de visa longue-durée. Quand ils ne sont pas en voyage, ils accueillent tous les voyageurs à vélo qui en font la demande, en offrant notamment le dîner, une machine, des douches chaudes, et un chaleureux foyer ! Comme il n’y a pas beaucoup d’hôtes à proximité, ils accueillent vraiment beaucoup de monde : avant nous, plus de 500 cyclistes ont été hébergés, (dont plus de la moitié est française, le reste étant constitué de Belges, Néerlandais et d’Allemands). Après une nuit bien au chaud, on part à pied toute la journée pour visiter Shköder et faire quelques courses. On y apprécie l’ambiance, particulièrement vivante, ainsi que le nombre de cyclistes. On n’ en avait pas vu autant depuis Grenoble ! Il est parfois assez difficile de se repérer dans l’entremêlement de petites rues, mais on finit par trouver des rustines et des bouteilles de gaz. On se régale de délicieux bureks aux patates et aux épinards, achetés au prix insolent de 60 leks chacun (environ 50 cts d’euro), avant d’aller faire un petit tour au bazar.

Le soir, on rejoint l’appartement de Chuck et Susan. Entre temps, une famille de 4 Français est arrivée. Ils ont quitté la France un peu avant nous, et ont prévu de rejoindre la Grèce. On se raconte notre quotidien, et on joue avec Noé et Valentin, qui du haut de leur 7 et 9 ans, font toute la route à vélo, pendant que leurs parents tirent chacun une remorque bien chargée, pour transporter toutes les affaires familiales, ainsi que leur chienne Belle. On fait un puzzle avec les enfants et on partage tous ensemble la délicieuse soupe préparée par Susan, avant de transformer le salon en un véritable dortoir.

Dans la plaine

Après avoir passé deux nuits au chaud, il est plus que temps de reprendre la route, pour traverser l’Albanie du Nord au Sud. On roule quelques kilomètres dans la plaine agricole et on atteint Lezhe à la mi-journée. On trouve rapidement un Burektore pour se régaler de notre nouvelle passion. Les bureks aux épinards et à la pomme de terre sont excellents, mais on est assez déçus par ceux au fromage qui ont, d’après Maryam, un goût de fromage mal affiné. Notre repas n’est pas encore fini qu’on a l’occasion d’expérimenter la légendaire hospitalité albanaise. Un jeune vient vers nous, et nous invite au café. Il parle très bien français car il a passé un an et demi à Lyon, à dormir sous une tente dans les parcs, en espérant obtenir l’asile. Sa demande a été refusée, il a été expulsé et il est désormais interdit de séjour en France. Il nous décrit sa vie : pour un salaire de misère qui lui permet à peine de payer son loyer, il travaille dans un restaurant et dans un bar. L’été, quand les touristes affluent sur la côte, il augmente légèrement son revenu en allant y travailler. Malgré les conditions difficiles de son séjour, il garde un bon souvenir de son passage à Lyon et est content de discuter en français, même s’il s’excuse d’avoir parfois du mal à retrouver ses mots.

L’après-midi, on s’enfonce plus profondément dans la campagne albanaise. On avait prévu de rouler sur les petits chemins entre les parcelles agricoles pour éviter les routes, mais on change rapidement d’avis : tous les chemins sont recouverts de boue ou de pavés disjoints, ce qui rend l’avancée très pénible. A l’inverse, les routes, mêmes si elles sont généreusement cabossées, sont assez agréables à parcourir, avec une circulation très raisonnable.

En traversant la plaine alluviale du nord de Tirana, on découvre un peu plus la campagne du pays. Elle est densément habitée. Bien qu’il y ait quelques bourgs, des maisons sont disséminées tout au long du trajet, et on n’observe pas de réelles discontinuités entre les villes et leurs alentours. Très souvent, les maisons ne sont pas vraiment finies. Quand on construit une nouvelle maison, on érige d’abord le rez de chaussée, sans faire de toit et on laisse les armatures en métal dépasser des murs. Lorsqu’il se marie, le plus jeune fils construit un étage et s’y installe. A la génération d’après, on recommence et c’est souvent à ce moment que la maison est considérée comme terminée, et qu’elle peut enfin obtenir un toit. Afin d’avoir de l’eau potable, tous les bâtiments sont garnis d’une grande citerne, en inox brillant ou en plastique bleu vif, fixée au sommet d’un escabeau lui même installé sur le sommet de l’édifice.

Dans tous les villages que l’on traverse, notre passage est une fête. On nous salue de coups de klaxon tout en souriant, pendant que les enfants courent à nos côtés en nous lançant de joyeux « Where are you from ? », et que les plus âgés nous gratifient de grands signes de bienvenue. Partout, les voitures que nous voyons sont remplies. Même les auto-écoles, qu’un simple carton disposé sur le toit distingue des autres véhicules, ne font pas le voyage à vide. Le litre de carburant s’élevait à 211 leks durant notre passage en Albanie, un prix rédhibitoire pour la majorité des habitants. Par la contrainte financière, l’autosolisme n’existe donc pas. Les bus jouent également un rôle important dans les déplacements des habitants. Souvent, on voit des familles arrêtées au bord de la route, ce qui nous intriguait fortement, avant que l’on comprenne qu’il n’y avait pas réellement d’arrêt de bus. Les chauffeurs font un itinéraire et prennent ou déposent les habitants tout le long de la route, en fonction des requêtes. Enfin, notre tableau de la campagne albanaise ne pourrait être complet si l’on ne mentionnait pas les innombrables stations de « lavazh » (en albanais, le « zh » se prononce « j »). Il ne se passe rarement plus de 10 minutes sans que l’on voie un panneau signalant une de ces stations. L’équipement peut être sommaire : une éponge, un produit lave-glace et un tuyau d’arrosage, mais le lavage de voiture est véritablement omniprésent, probablement à cause de la prépondérance des pistes non asphaltées.

Un soir, alors que l’on cherche à s’éloigner des habitations pour bivouaquer, on rencontre une bande de jeunes adolescents qui ont vraisemblablement eu pour mission de ramener les chèvres et les vaches à la maison. Leur méthode est plutôt inhabituelle : dès que les animaux s’éloignent du chemin, ils lancent un pétard à leurs pieds. On essaye de communiquer avec eux mais la barrière de la langue complique la chose, et l’effet de groupe semble avoir un impact dévastateur sur leurs idées malicieuses. Les pétards tombent de plus en plus proches de nous, ce qui provoque des rires de plus en plus fréquents de leur côté…

On finit alors par s’éloigner et on s’installe au sommet d’une colline. Alors que le riz est en train de cuire sur le réchaud, et que la nuit est tombée depuis un moment, un homme vient à notre rencontre. Par geste, il nous fait difficilement comprendre qu’il faut le suivre. On lui montre la tente montée, le riz qui cuit et les matelas gonflés pour lui faire comprendre que la tâche est complexe. Rien à faire, il insiste pour qu’on l’accompagne, en restant à côté de nous. Luc finit par le suivre jusqu’au domicile familial, où il rencontre le fils de notre interlocuteur, qui connaît quelques mots d’anglais. On comprend alors qu’on est invités à manger et à dormir par la famille. Au vu de l’état de cuisson de notre repas, on décline en les remerciant grandement pour leur proposition. Voilà bien quelque chose que l’on ne s’était pas attendu à faire : refuser une invitation à dormir au chaud. On espère sincèrement ne pas avoir heurté la famille en refusant leur proposition d’hospitalité mais, en sortant de deux journées consécutives à être hébergés, et à donc être investis dans les conversations, on était contents de retrouver la tranquillité qui constitue notre quotidien depuis deux mois. Le voyage est un formidable outil de rencontres humaines, souvent très riches, si bien que pour certains, le voyage se vit principalement par l’échange avec les locaux, ce qui n’est pas tout à fait notre cas. On aime observer les paysages, les modes de vie et les petits détails intrigants, afin d’essayer de comprendre la culture des lieux que l’on traverse. Par une succession d’impressions fugaces, on complète l’esquisse que l’on s’en fait. Ici, la rencontre avec les locaux, souvent inattendue, est alors particulièrement savoureuse pour infirmer ou confirmer ce qu’on avait préalablement deviné. A chacun de trouver son équilibre. On s’est attachés à nos discussions au coin du réchaud, aux mots croisés sous la tente et aux réveils par la lumière du soleil, ce qui implique, il est vrai, de ne pas être des voyageurs les plus sociables.

Traversée de Tirana

Le lendemain, on reprend la route vers le sud, et Tirana. On s’arrête dans un café pour utiliser la connexion internet, et on discute longuement avec un autre client, germanophone. Au moment de partir, il nous dit qu’il a déjà réglé l’addition pour nous. L’hospitalité albanaise est vraiment incroyable. On rentre dans Tirana par une 4 voies assez agitée. La circulation est imprévisible : les chauffeurs font parfois des écarts au dernier moment pour éviter des trous dans la chaussée, les dépassements par la droite sont fréquents et les différentes voies servent également d’arrêt-minute, peu importe ce qu’il y a aux alentours. Fort heureusement, tout ceci se fait à une vitesses plus que raisonnable. Le tout est certes chaotique, mais c’est un chaos lent. On a l’impression d’évoluer dans un fluide visqueux : il faut parfois s’imposer, changer de trajectoires ou de vitesses, mais on ne se sent pas en danger. On traverse Tirana sans s’y attarder car on cherche à en être sortis pour pouvoir bivouaquer le soir, ce que l’on fait en bordure d’une terrasse d’oliviers, avec une belle vue sur la ville. Le contraste entre le nord et le sud de la capitale est saisissant. Au nord, la ville est une fourmilière : des scooters transportant des poulets par dizaines s’arrêtent devant des échoppes donnant sur la 4 voies, les piétons marchent sur la route pour éviter les trottoirs colonisés par des terrasses de petits restaurants. Les bâtiments sont de plain-pied et les habitations semblent vraiment modestes. Le sud, beaucoup plus riche, comporte de grands ensembles résidentiels avec jardin et piscine. La plupart des bâtiments sont flambant neufs, et la construction bat son plein. Sur les collines, ce sont d’immenses villas qui dominent la capitale, entourées par leurs clôtures en fils barbelés vidéo-surveillés.

Dans les chemins boueux

Après Tirana, on pourrait continuer vers le sud en empruntant des portions relativement roulantes jusqu’à Elbasan. Mais, en regardant la carte, on a du mal à résister à la piste de terre qui serpente entre les collines, avant de passer une petite chaîne de montagne par une succession de cols à 800m d’altitude. On s’enfonce alors dans les vallées, qui deviennent de plus en plus étroites. Ici, c’est le règne du dindon. Ils sont gardés dans des enclos ou bien par des bergères, qui avec des bâtons ornés de bouts de tissus, conduisent d’étonnants troupeaux dans les résidus de cultures. Au plus grand bonheur de Maryam, ils répondent en cœur aux joyeux « Goulougoulougoulou » qu’elle leur lance à tout bout de champ. Plus on s’enfonce dans la vallée, plus l’enclavement et la pauvreté des villages deviennent évidents. On aperçoit de plus en plus de chevaux, ou bien d’ânes, harnachés pour revenir de la ville ou bien porter des paniers d’olives. En contrebas, dans les replats, des hommes fauchent la prairie à la faucille, avant de ramasser l’herbe et la luzerne à la main dans de grands sacs de jutes. Le tout est ensuite entassé en meule, à proximité immédiate des habitations.

Après quelques kilomètres, le goudron laisse sa place à la terre, puis à une boue argileuse bien collante qui s’accumule dans les garde-boues. Elle en vient même à bloquer les roues, et il faut s’armer de bâtons pour venir en récurer le dessous, afin de pouvoir avancer de nouveau. Avec le dénivelé, et la difficulté de rouler dans la boue, la journée est épuisante. On peine souvent à avancer dans ces paysages ravinés de « badlands », où nos sacoches colorées détonnent parmi des marnes bleues. On atteint le sommet avec peine. On laisse passer le minibus rassemblant la moitié de la population du village voisin, et on s’élance dans la descente secouante. Arrivés en bas, on se met en quête d’un café. On comptait profiter de la connexion internet pour consulter nos mails, regarder la météo et envoyer quelques messages, mais le cafetier septuagénaire en décide autrement. Comme nous sommes les seuls clients, il pose les cafés sur la table et s’assoit avec nous, avant d’entamer une conversation assez cocasse. Barrière de la langue oblige, la communication n’est pas des plus simples, mais il tient à nous apprendre du vocabulaire. Alors en mimant ou en montrant, il nous apprend les mots pour désigner un arbre, de l’eau, une maison… On lui fait répéter plusieurs fois, à chaque fois pour être sûrs de bien maîtriser la prononciation, avant d’oublier instantanément ce qu’on vient d’apprendre. Les mots français l’intriguent beaucoup, mais ce qu’il préfère par dessus tout, c’est répéter « Macron, bambino, mama, professora », avec des rires appuyés. On était impressionnés de voir que beaucoup d’Albanais connaissaient Emmanuel Macron (c’est d’ailleurs avec « Mbappé » un des premiers mots qui arrivent quand on explique être français), mais c’est bien la première fois qu’on nous parle de Brigitte !

A la nuit tombée, on installe une nouvelle fois la tente au milieu des oliviers, dans le coin d’un chemin en surplomb d’un lac. Vers 3h du matin, un chien arrive et s’installe à 3m de la tente, en nous saluant d’aboiements sonores. Vu son timbre, on l’imagine assez volumineux, et peu avenant, si bien qu’on n’ose pas trop sortir de la tente pour le chasser. Le concert dure une vingtaine de minutes, avant de cesser aussi brutalement qu’il avait commencé. On continue notre route vers le sud, en retrouvant avec plaisir des routes plus plates et plus goudronnées. Dans les petites villes, on se met toujours en recherche de Burektore, où l’on trouve nos trésors alimentaires favoris. A Belsh, on observe attentivement un groupe d’une vingtaine de soixantenaires occupés à décorer l’immense sapin de Noël. Le seul a être perché sur l’échelle pour accrocher les boules ne manque pas de soutien moral. Pendant ce temps là, les enfants fraîchement sortis de l’école essayent de chiper les boules proches du sol et sont repoussés sans grande conviction par les retraités. Tout ceci nous amuse un peu moins quand les enfants changent d’occupation et se mettent à lancer des pétards qui tombent étonnamment de plus en plus proches de notre banc.

Après un bivouac au bord d’un lac, à proximité d’un village vacances désert on traverse la plaine du nord de Berat, où les infrastructures pétrolières des années 50 sont encore en fonctionnement et dégagent des effluves de goudron chaud. On atteint Berat, qui semble être plus touristique puisqu’un homme nous propose à deux reprises de nous louer des chambres pour la nuit. On croise Laurine et Théo, deux cyclistes français qui reviennent de Turquie, et avec lesquels on échange sur nos passés respectifs, puisqu’ils sont le futur de nos interlocuteurs. On campe un peu plus loin dans ce qui est alors devenu notre routine : sur une terrasse, au milieu des oliviers, pendant que tous les chiens des alentours hurlent en chœur pour une raison bien mystérieuse.

Sur la SH74

Le lendemain commence une journée dont on se souviendra longtemps. Elle commence par une succession de plusieurs pentes particulièrement raides, sur une piste en terre dans un état déplorable. La récolte des oliviers bat son plein et on observe de nombreuses familles au travail. Tout se fait à la main et chacun est mobilisé. Par endroit, la pente est tellement forte que même les ânes chargés de leurs paniers d’olives empruntent un détour pour la gravir. Souvent, on n’a pas le choix : il faut s’arc-bouter à deux sur les vélos pour leur faire péniblement gravir le chemin.

Après deux heures d’effort, on atteint enfin la SH74. Cette piste relie tous les villages de la montagne, en allant de crête en crête, entre 700 et 1000m d’altitude. Bien qu’elle soit carrossable, et que les pentes soient donc plus digestes, elle passe son temps à monter, descendre, et « re-remonter » dirait Maryam. Nos réserves alimentaires n’étant pas particulièrement abondantes, on essaye de rouler d’un bon rythme pour atteindre la vallée le lendemain et refaire un plein de nourriture. Le dénivelé n’aidant pas, c’est parfois la galère. Mais la récompense en vaut vraiment le coup. Depuis les crêtes, on a une vue splendide sur le Mont Tomorr dont la cime enneigée culmine à 2416 mètres d’altitude. D’après Wikipédia, la montagne est sacrée, et les habitants y pratiquent différents sports, dont la chevauchée d’ânes. Depuis les crêtes, on voit la route défiler derrière nous, de manière un peu trop lente à notre goût. Toutes les 2h, et sous les hourras des enfants, on traverse de minuscules villages. Deux fois dans le journée, on croise une camionnette qui sert de mini-bus et qui semble être le seul moyen de transport pour rejoindre les vallées, sauf pour les quelques habitants équipés d’un scooter, qui doivent cependant rouler à très faible allure sur la chaussée cabossée.

On finit cette journée éreintante mais magnifique en bivouaquant sur le seul replat que nous ayons pu trouver et c’est seulement après une nuit bien tranquille, une fois le petit-déjeuner rangé, que l’orage éclate. La SH74 n’ayant pas dit son dernier mot, il nous faut encore descendre puis remonter une dernière fois, avant d’atteindre le dernier col. Dans la descente, on se fait pourchasser par deux chiens de berger. Le troupeau est tout en haut d’une petite colline, gardé par un homme sous son parapluie, et dont les sifflements sont bien impuissants à rappeler ses chiens. Pour ne pas les exciter davantage, on descend des vélos et on marche en les poussant. Les aboiements assourdissants durent pendant un bon kilomètre, durant lequel les chiens vont d’un vélo à l’autre, en montrant les crocs. Même si l’on sait qu’ils souhaitent uniquement nous faire peur (c’est tout à fait réussi), on a du mal à garder notre sang-froid. On n’ose même pas utiliser notre technique habituelle pour éloigner les chiens teigneux, qui consiste à envoyer une petite gerbe d’eau depuis un bidon, ce qui les surprend, et nous laisse le temps de filer.

Les chiens nous laissent finalement tranquilles et on atteint enfin le dernier sommet, où a eu lieu la bataille italo-grecque « Hill 731 » pendant la deuxième guerre mondiale. A cause des nombreux bombardements, la colline a perdu 2m d’altitude et culmine maintenant à 729m. Il est censé y avoir un monument, mais avec l’orage, on ne voit rien. C’est ici que commence enfin la descente finale, mais c’est loin d’être reposant. L’orage transforme la piste en torrent, et on doit choisir notre trajectoire entre la boue, les ornières, les flaques et les graviers. Comme d’habitude, Maryam se montre particulièrement adroite à ce jeu-là. Pour traverser une rivière, l’ancien pont est dans un état calamiteux. Un deuxième pont a donc été construit, juste à côté. Le temps a ensuite fait son œuvre, si bien que l’on ne sait pas trop lequel des deux ponts est le bon, d’autant plus que l’orage a effacé toutes les traces. Luc choisit au hasard, et ça tient ! On arrive finalement tout en bas, trempés, mais heureux de retrouver du bitume. On refait le plein d’eau dans un village typique de ce qu’on a pu observer : quelques stations de lavazh, la moitié des maisons sont des épiceries, et l’autre moitié des cafés, tous vides à l’exception d’un seul, où tous les hommes du village sont rassemblés. A Këlcyrë, Luc essaye de refaire souder le câble d’éclairage de son phare avant, et c’est un véritable jeu de piste. Après avoir écumé 5 commerces sans trouver de fer à souder, il va finalement 200m vers la rivière puis à gauche après le pont pour atteindre la boutique du réparateur de vélo. Le fils du voisin est requis pour faire l’interprète, et on sert un verre de raki pour patienter. La réparation est faite pour quelques leks, et on repart en direction du sud, et de le frontière grecque toute proche. Avant de quitter la ville, on fait étape dans une épicerie et Maryam réussit l’exploit de dépenser au lek près tout le liquide qui nous restait.

Aux sources chaudes

A quelques kilomètres de la Grèce, on fait étape près de sources chaudes. L’eau à 23°C est retenue dans des bassins. On prend un bain bien apprécié et on part explorer la rivière dans laquelle se vident les bassins. La vallée est très encaissée et il est assez amusant de sentir avec ses pieds les variations de températures à l’approche d’une source. En fin de matinée, on croise un Polonais souriant qui voyage en van. Il nous apprend que la France a gagné contre la Pologne en 8ème de finale de la coupe du monde, mais qu’il ne nous en veut pas. Tant mieux, on ignorait qu’il y avait match. On prend quelques photos des alentours, et l’appareil photo de Maryam décide que sa carrière a bien trop duré, et tombe en panne. A partir de ce moment, et pour assez longtemps, toutes les photos que vous verrez sont prises au téléphone, à notre plus grand regret.

La mi-journée passée, on reprend la route vers le sud. On circule sur une route sympathique, avec une jolie vue sur les montagnes environnantes. L’entrée dans l’espace Schengen n’étant pas particulièrement aisée pour les Albanais, la route est déserte. A la frontière, une fois que la nuit est tombée, les douaniers grecs nous demandent où l’on compte dormir. Le camping sauvage étant interdit dans ce pays, on n’ose pas avouer que notre intention est de planter la tente quelques kilomètres plus loin. On baragouine des phrases expliquant qu’on ne sait pas trop, mais qu’on va trouver un hôtel. Les douaniers semblent peu convaincus et nous cuisinent un peu, avant de nous laisser passer. Sur la route, on s’entraîne à lire les panneaux dans ce nouvel alphabet, et on en profite pour réviser les constantes physiques ou mathématiques associées à chacun de ces symboles familiers, avant de trouver effectivement un endroit propice au bivouac quelques kilomètres plus loin, où on ne se laisse pas prier pour poser notre tente. A ce stade, on est un peu en avance sur notre planning. Le frère de Luc nous a expédié un colis qu’on doit récupérer chez un hôte Warmshowers à Zitsa, quelques kilomètres plus loin, mais le colis est toujours en France. Alors, on prend notre temps. On dort deux nuits de suite sur un terrain de foot à côté d’un monastère, non loin de Kalpaki. On en profite pour se reposer, malgré les nombreux coups de feu qu’on entend autour de nous. On réalisera seulement en partant qu’un terrain militaire était à 200m de notre campement. Un matin, on retrouve notre poche à eau percée. On l’avait laissée à l’extérieur de la tente et un chien semble l’avoir trouvée à son goût. Depuis, on se débrouille avec de simples bouteilles en plastique qu’on remplit avant le bivouac et cela fait tout à fait l’affaire.

Voyant que le colis est toujours coincé en France et que la situation ne semble pas se débloquer, on rejoint nos hôtes à Zitsa. Kostas et Anna accueillent un grand nombre de cyclistes (on est les 1013èmes) dans une bibliothèque qu’ils ont créée mais dont l’activité a dû cesser par manque de temps. En effet, ils ont aussi une boulangerie où ils confectionnent de délicieux pains au levain. On y reste trois nuits, le temps de laisser passer une météo vraiment pourrie. Le repos dure assez longtemps pour qu’on soit content de reprendre la route, en direction d’Ioannina.

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10 commentaires

  1. Cathy

    Merci pour ce nouveau partage ! Tellement rafraîchissant dans nos journées de travail d’européens nantis !..
    Il est bons de voir ce que vivent d’autres peuples pas si loin de chez nous…
    Sinon soyez assurés que vous avez une bonne étoile : ni les chiens, ni les ponts délabrés, ni les chemins boueux n’ont raison de vous !
    A bientôt pour de prochaines aventures !

  2. Émile

    Merci pour ce récit, un plaisir de vous lire et de découvrir l’Albanie par vos yeux.
    Ça fait longtemps que je voulais jeter un oeil à votre blog pour savoir où vous vous trouvez et comment vous vous en sortez, je ne suis pas déçu !
    Bon courage à tous les 2 et bravo pour l’aventure 🙂

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